En France, de nombreux noms de gares ont définitivement disparu des cartes ferroviaires, des billets de train et de la mémoire de la population. En raison de plusieurs vagues successives de fermetures de lignes de chemin de fer en milieu urbain comme en zone rurale, l’Hexagone ne compte aujourd’hui qu’un peu plus de 3 000 gares, haltes et arrêts accueillant les voyageurs, contre le double autrefois. Chomérac, Ornano, La Grande-Chaloupe, Dinard et bien d’autres ne voient plus passer les trains et sont devenues des gares fantômes. C’est leur mémoire que raconte en textes et en images La France des gares perdues, un nouvel ouvrage publié par les Éditions La Vie du Rail, et par ricochet, l’histoire des lieux et des territoires qu’elles irriguaient. En voici les bonnes feuilles en avant-première.
Chomérac, Canfranc, Ornano, La Grande-Chaloupe, La Beaume, Orsay, Varen, Pierrefonds… Autant de noms de gares rayés des cartes ferroviaires, disparus des billets de train et oubliés de la plupart des voyageurs. L’écrivain algérien Yasmina Khadra affirmait que « La vie est un train qui ne s’arrête à aucune gare. Ou on le prend en marche, ou on le regarde passer sur le quai, et il n’est pire tragédie qu’une gare fantôme. » Cette tragédie n’est pas seulement une allégorie poétique fort efficace, c’est également une réalité pour une multitude de gares françaises, en ville, en banlieue et surtout à la campagne. Aujourd’hui, si elles sont exactement 3029 à toujours accueillir trains et voyageurs, le réseau français en a autrefois compté bien davantage : jusque 13000, dont près de la moitié assurant un trafic voyageurs. Mais devant les effets conjugués du développement de l’automobile individuelle et du transport aérien, le rail a restreint son intégration dans le territoire français et, de fermetures de lignes en abandons d’arrêts, le désert ferroviaire a gagné du terrain partout dans l’Hexagone. À la campagne, mais aussi en ville ou dans les faubourgs, ces fermetures ont touché tous les Français. À Paris, par exemple, elles sont légion: sur la Petite Ceinture ou encore à Bastille, Orsay ou au Champs de Mars. C’est la mémoire de ces gares que nous relatons ici et, par ricochet, l’histoire des lieux et des territoires qu’elles desservaient. De la nostalgie donc, mais pas seulement puisque certaines de ces gares, en perdant leur usage ferroviaire, ont parfois embrassé un tout autre destin… Arrêtons-nous tout d’abord sur le concept même de gare. « Ensemble des installations de chemin de fer permettant d’assurer les opérations relatives à la circulation des trains, au service des voyageurs et/ou des marchandises. Une gare est un lieu aménagé où s’arrêtent les trains ou, d’une façon plus générale, l’ensemble des installations et des bâtiments nécessaires à l’embarquement et au débarquement des voyageurs et des marchandises qui s’y trouvent. »
C’est ainsi que le dictionnaire Larousse définit la gare ferroviaire. Partant, sa raison d’être est d’embarquer ou de débarquer fret et passagers. On la distingue de la station, un point d’arrêt de moindre importance, et de la halte, une infrastructure plus légère encore et qui se différencie de la station par l’absence d’un temps d’arrêt défini. Au tout début de l’aventure ferroviaire, la gare n’est pas encore pensée, le voyageur se rend à l’embarcadère pour monter à bord de ce tout nouveau mode de transport qu’est le train. Née en Angleterre vers 1820, la gare symbolise, comme le chemin de fer, l’industrialisation triomphante. Ainsi, en France, suite au succès des premières lignes de chemin de fer mises en service dans la Loire entre SaintÉtienne et Andrézieux, puis SaintÉtienne et Lyon, « l’embarcadère » Saint-Lazare est construit en 1837 à Paris. Il dessert la toute nouvelle ligne, exclusivement dédiée au trafic voyageurs, qui doit permettre aux Parisiens de s’extraire de la capitale pour aller prendre l’air sur la terrasse de Saint- Germain-en-Laye, au pied du château éponyme, via la gare du Pecq. La gare de la ville royale ne sera mise en service qu’en 1847. L’embarcadère ne se trouvait pas à l’emplacement de la gare actuelle, mais à cheval sur les voies, à l’endroit qui est aujourd’hui la place de l’Europe. Le premier bâtiment était une construction temporaire en bois qui faisait suite au tunnel des Batignolles.
Une construction en maçonnerie l’a ensuite remplacé. Dans les décennies suivantes, le réseau ferré va s’agrandir de manière exponentielle, entraînant la construction d’une multitude de gares. Puis, sonnant le glas des grands projets d’un rail civilisateur, pénétrant au plus profond des campagnes, y apportant le progrès et l’action civilisatrice de la IIIe République, les impératifs de rentabilité ont, en trois grandes vagues successives, provoqué la disparition de dizaines de lignes et d’une multitude de gares. La gare ne peut être réduite à sa simple dimension de « bâtiment voyageurs ». C’est une institution qui comprend une multitude de réalités, où se mêlent plusieurs professions, où s’élèvent des locaux techniques comme les dépôts ou les ateliers de maintenance. Ce microcosme vit dans un espace vaste, le plus souvent au coeur du tissu urbain. La gare symbolise le déplacement, la vitesse et la maîtrise technique. Elle devient l’icône du progrès industriel, mais aussi de la puissance de l’économie et de la force publique.
Mais que devient ce lieu de transit lorsqu’il ne voit plus passer aucun train, qu’aucun couple ne verse des larmes d’adieu, qu’aucun cheminot ne traverse ses voies, qu’aucune correspondance n’est annoncée? Au début, la gare prenait une place périphérique dans la ville : elle était construite loin du centre. Le développement urbain – que les gares ont contribué à accélérer en créant dans les cités de nouveaux centres dynamiques – a fini par enserrer les infrastructures ferroviaires dans le coeur des villes. Elles sont devenues des lieux emblématiques des villes, des quartiers et des bourgs qu’elles desservent. Leur disparition fut vécue la plupart du temps comme une injustice, provoquant chez les élus locaux et les habitants d’importants mouvements de résistance. Puis, après que le dernier train s’est arrêté au quai désormais inutilisé, il laisse la place à la nostalgie, à tous ces souvenirs de buffets de gare, de salles d’attente et de foyers cheminots. Une nostalgie qui reste vivace… De nombreuses associations de passionnés se sont créées pour tenter de sauver ces bâtiments témoins d’une époque révolue. Que reste-t-il aujourd’hui de ces gares disparues des réseaux, de ces théâtres oubliés où se jouait une comédie humaine faite d’adieux et de retrouvailles, d’attentes inquiètes, d’espoirs contenus dans un ticket?
[Extrait de l’avant-propos]
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